Avec ses 6962 m, l’Aconcagua (« sentinelle de pierre » en quechua) est le point culminant du continent américain et à ce titre, un des sommets du challenge des 7 sommets. Des vents pouvant atteindre 250 km/h en altitude et l’aridité particulière du climat font dire à certains alpinistes qu’il représente psychologiquement et physiologiquement un sommet de 8000 m.
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Après 340 km d’un aller-retour express en stop jusqu’à San Juan pour récupérer un équipement de haute-montagne chez un ami, retour à Mendoza et finalisation de la préparation de l’expédition (matériel, nourriture, permis d’entrée au Parc de l’Aconcagua...)
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C’est en bus que j’effectue la liaison matinale de 200 km entre la ville de Mendoza et le complexe de Puente del Inca, à proximité de la frontière chilienne et de l’entrée du Parc de l’Aconcagua.
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Je profiterai de l’après-midi pour effectuer une petite marche du complexe jusqu’au cimetière des andinistes, 1 km plus bas dans la vallée, et m’arrêterai devant la tombe d’un homme mort en 1936 lors de sa tentative d’ascension. Il avait…26 ans ! Me reviendront alors à l’esprit les conseils donnés à tout novice en haute-montagne : l’objectif n’est pas tant le sommet que de revenir !
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Cette fois, c’est parti pour cette aventure inĂ©dite, sans expĂ©rience, sans trop de temps, sans le sou et donc, sans guide, sans radio, sans mules et avec un matĂ©riel de qualitĂ© relative. 7 heures sonnantes, j’entame mes 10 premiers kilomètres et sans grande difficultĂ© atteins en fin de matinĂ©e le camp de Confluencia. Il y fait 30°C. Le soir, sous la tente, il fera 6°C et 2°C en extĂ©rieur. Une première neige très fine viendra mĂŞme blanchir le secteur. Temps de marche : 3,5 h
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Piqué au réveil par les 3°C à l’intérieur de la tente et les -2°C à l’extérieur, je ne tarde pas à embrayer sur les 17 km qui m’attendent pour rejoindre Plaza Francia, au pied du versant sud de l’Aconcagua, puis en revenir. Un peu plus haut, à l’ombre, la température tombera à -6°C. Premiers efforts intenses donc pour grimper à 4200 m et m’ébahir devant le fracas des avalanches dévalant les 2500 m de l’immense paroi verticale du versant sud.
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Le retour vers Confluencia sera un peu plus pénible : descente périlleuse, manque d’eau, maux de tête. Temps de marche : 8 h
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Quelle interminable vallée désertique ! 17 km de montée progressive s’achevant par un mur de 500 m de dénivelé. Je finis sur les rotules et éprouve mes toutes premières difficultés à respirer. Éreintant, asphyxiant mais époustouflant ! Temps de marche : 9 h
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Le camp de base de Plaza de Mulas est atteint. D’ici, au pied du versant nord du « colosse de l’Amérique », je contemple, non sans douter, le chemin qui me reste à parcourir.
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Si jusqu’ici, l’inclinaison moyenne de 10% et les quelques ressauts pouvaient s’apparenter à une sorte de mise en bouche, à partir de Plaza de Mulas, nous passons clairement au plat de résistance. Résister à la tentation de l’abandon lorsque la progression se dégrade inhabituellement est le défi de chaque instant. Les silhouettes tantôt stagnantes, tantôt mouvantes, dont j’observe, depuis les 32°C de l’intérieur de mon abri de fortune de Plaza de Mulas, la poussive ascension vers le camp Canada en sont un inquiétant témoignage. J’en éprouverai rapidement les sensations.
Pour l’heure, la vie du camp de base est rythmée par l’arrivée des caravanes de mules et l’imposante logistique des expéditions collectives, ainsi que par le va et vient de l’hélico qui accomplit une triple mission, celle de l’approvisionnement du camp, de l’évacuation des déchets et parfois celle d’aventuriers mal en point à évacuer.
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Après de légères chutes de neige, passage obligatoire au poste médical pour un contrôle de routine : saturation en oxygène 82%, fréquence cardiaque 80 !
Demain, en guise de reconnaissance et pour parfaire mon acclimatation, j’effectuerai un portage de matériel jusqu’au camp Canada puis, regagnerai Plaza de Mulas. À ce stade de la période estivale d’ascension et compte tenu des conditions climatiques particulièrement difficiles à l’approche du sommet, le pourcentage de réussite ne serait que de 30%. Gelures et Mal Aigu des Montagnes (MAM) se multiplient.
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Il fait -6°C en extĂ©rieur ce matin au dĂ©part de cette montĂ©e Ă fort pourcentage, par endroit enneigĂ©e et gelĂ©e, que je parcours malgrĂ© tout en 3,5 h. Après avoir dĂ©posĂ© une partie de mon matĂ©riel et profitĂ© quelques heures du panorama exceptionnel sur la Cordillère qui commence Ă se dĂ©voiler Ă cette altitude, je dĂ©vale en 1 h la piste empruntĂ©e le matin-mĂŞme et rejoins le camp de base. J’y effectue un nouveau point mĂ©dical : saturation oxygène 83%, frĂ©quence cardiaque 75 ! Tout irait donc pour le mieux si les prĂ©visions mĂ©tĂ©o pour les prochains jours n’Ă©taient pas si prĂ©occupantes. D’ailleurs, ce soir, une fine couche de neige recouvre le camp !
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Seconde ascension vers Canada : L’organisme, plus habitué à encaisser des centaines de kilomètres à vélo que quelques dizaines de kilomètres d’excursion à pied émet ces premiers signes de fatigue. Je perçois aussi les premiers maux de tête persistants dus à l’altitude que je traite par une première prise de paracétamol. Le programme initial de la journée était de rejoindre le camp Canada puis de reconnaître tout ou partie de l’itinéraire jusqu’à Nido de Condores mais, arrivé à 5100 m, je décide finalement de temporiser. Je mettrai à profit cet après-midi pour reconstituer mes réserves en eau par la fonte de morceaux de glace découpés dans la neige solidifiée. Mine de rien, à cette altitude, cette opération se révèle aussi éprouvante que de gravir les pentes ardues et 2 heures seront nécessaires pour produire ma ration quotidienne de 4 litres d’eau.
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En thĂ©orie, il me reste donc 3 Ă©tapes avant le sommet : celle me menant Ă Nido, la suivante jusqu’à Berlin et enfin l’ultime vers la cime. Mais plusieurs prĂ©occupations viennent quelque peu mettre Ă mal la confiance que j’avais rĂ©ussi Ă emmagasiner jusque-lĂ Â : le choix d’une expĂ©dition en solitaire limite les capacitĂ©s logistiques (guide, radio, mules etc) dont bĂ©nĂ©ficient les expĂ©ditions groupĂ©es et mes rĂ©serves de nourriture et de gaz s’épuisent. S’ajoute Ă cela, les cĂ©phalĂ©es qui s’intensifient. Enfin, le tableau ne serait pas complet sans la confirmation recueillie auprès d’un guide Ă©quipĂ© de radio de la dĂ©tĂ©rioration des conditions climatiques. Le vent a d’ailleurs dĂ©jĂ significativement forci. Froid, neige et vents sont annoncĂ©s. Â
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C’est dans ce contexte que j’avale mon plat lyophilisé de pâtes à la bolognaise avant de m’endormir pour la première fois à 5100 m d’altitude.
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Une nuit compliquée : une température de 0°C à l’intérieur de la tente, un vent de plus en plus fort et peu de sommeil réparateur. Au réveil, je me rends à l’évidence : les bourrasques m’interdisent pour l’instant toute idée de pliage de la tente et de sortie vers Nido. Je patiente !
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Alors qu’une accalmie trompeuse me permet de jeter un coup d’œil à l’extérieur, je constate qu’un groupe entreprend de rejoindre Nido de Condores. Par mimétisme, je décide de leurs emboîter le pas et, non sans avoir éprouvé la frayeur de la voir disparaître, rattrapée au vol d’un réflexe salvateur, je parviens à plier la tente.
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Jusqu’à Cambio de Pendiente, la montée fut pénible mais une fois ce changement de pente dépassé, ce fut tout simplement l’enfer. Distancé par le groupe, je suis seul dans le blizzard dont la puissance est décuplée par cette large étendue à découvert que constitue le secteur de Nido de Condores. Soumis aux rafales de vents chargés d’humidité remontant le long des versants de la Cordillère depuis l’Océan Pacifique, je progresse mécaniquement, absorbé à chaque instant par le choix cornélien entre le devoir de renoncer et l’envie de persévérer. Finalement arrivé à Nido dans un état lamentable, c’est en pleine tempête qu’il me faudra encore monter la tente. Le poids du sac à l’intérieur de la tente ne suffit pas à la stabiliser au sol le temps que je monte les arceaux. J’y fais rouler d’énormes blocs de pierre puis, à mon tour, m’y réfugie. Dantesque !
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À l’exception d’une brève sortie pour récolter la glace à fondre, je me confinerai toute la journée dans la tente pour tenter de récupérer et envisager la suite. J’enchaîne les prises de paracétamol mais les maux de tête ne me quittent plus.
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Avec une température de -7°C à l’intérieur de la tente dont la toile intérieure se couvrit de glace et un vent incessant, assourdissant, si puissant qu’il me fit craindre toute la nuit que ma tente, pas forcément adaptée à ces conditions extrêmes, ne fût réduite en charpie, nul besoin d’insister sur le fait que j’enchaînais une seconde nuit sans véritablement dormir.
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À l’ouverture de la tente, je découvre un ciel relativement dégagé et une vue du sommet recouvert d’un nuage lenticulaire, généralement annonciateur de neige, de froid et de vents forts en altitude. Jamais le sommet n’aura été à la fois si proche et si éloigné.
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J’arrête une stratégie : recharger les accus aujourd’hui, prier la Pachamama pour que le vent faiblisse et tenter le sommet, d’une traite, en partant vers 5h30 le lendemain matin. Ce programme a un avantage : celui d’éviter de devoir porter tout le matériel pour une nuit supplémentaire à Berlin à 5800 m et ainsi me permettre de réaliser la jonction entre Nido et le sommet avec un sac très allégé. Le revers de la médaille : se contraindre à une très longue journée au cours de laquelle il me faudra escalader 1400 m de dénivelé positif et atteindre le sommet au plus tard à 14h00.
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Au regard de mon état de fatigue, des conditions climatiques et de l’épuisement de mes ressources en gaz et nourriture, demain, il faudra choisir entre cette stratégie ou un retour au camp de base.
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Dès le renforcement du vent en dĂ©but de nuit et la chute du thermomètre jusqu’à -10°C dans la tente, j’ai compris qu’un troisième jour de tempĂŞte s’annonçait et qu’il serait compliquĂ© de se lancer le lendemain Ă l’assaut du sommet, de surcroit après un troisième sommeil interdit par le boucan infernal d’un vent en furie. Interminable et angoissante nuit dominĂ©e par la sensation de pouvoir ĂŞtre arrachĂ© du sol Ă tout instant et emportĂ© par la force surpuissante des rafales.
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Épuisé par l’accumulation des nuits sans sommeil et l’ensemble des efforts fournis jusqu’ici, j’accepte l’idée que mon record d’altitude se fige ici à 5600 m et décide de rallier le camp de base. Aux premières lueurs du jour, je m’extirpe de la tente, la coince sans la plier entre les lanières de mon sac et dévale la pente en pleine tempête. 2 heures plus tard, je suis au camp de base et avant la nuit à Puente del Inca, prenant déjà mon envol vers d’autres aventures.
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